Lauren: Anna, tu te présentes aujourd’hui comme une artiste plurielle: plasticienne, compositrice, chanteuse et poétesse sonore. Plutôt que d’embrasser la totalité des intérêts et territoires que tu convoites, je te propose que nous discutions spécifiquement des expériences sensibles que tu réalises à partir des phénomènes vibratoires produits par la voix.
Lors de notre dernière discussion en octobre, tu as qualifié ta propre voix d’outil: la voix comme un outil d’impulsion sonore. L’emploi de ce terme a piqué vivement mon attention. M’est revenu en mémoire le livre Du monde d’existence des objets techniques du philosophe du Gilbert Simondon(1). Il y définit l’outil comme un objet technique détaché de l’humain, manipulable grâce aux forces du corps. Un objet qui arme un corps, qui en décuple sa force, pour accomplir une action. La voix, un outil? Je t’ai alors imaginé tenir dans ta main, en dehors de toi, ta voix, ou plutôt ton appareil respiratoire. Je t’ai vu le tenir à distance—être à même de l’observer pour mieux t’en servir—mais sans savoir ce qu’il viendrait décupler. Peux-tu nous parler de ce rapport que tu noues entre ta voix et la technicité?
Anna: La voix est multiple et accessible, à portée de main pour moi. Elle est comme toujours prête à être actionnée par le corps: par ses muscles, ses cordes, ses cavités, ses pompes… La voix qui m’intéresse particulièrement est celle qui part de l’intérieur et qui, une fois passée la frontière de la bouche, s’autonomise. À l’extérieur, elle devient une vibration comme les autres, un son qui voyage dans un milieu, se cogne contre ses parois et en modifie parfois la consistance. Hors du corps, elle se projette et prospecte. Lors des répétitions pour les performances collectives, c’est par-là que je propose aux performeur·se·s de démarrer: ne pas retenir le son de la voix, le laisser sortir, l’offrir à l’espace.
Si la voix est un outil, je peux la saisir et m’en armer. Je me sers effectivement de sa technicité comme de fonctionnalités. La voix à la capacité d’être «placée» et selon l’endroit où elle se situe—dans le nez, dans le haut de la boîte crânienne, dans la cage thoracique ou dans le souffle par exemple—ses qualités sonores varient. Elle peut être nasillarde, altière, aérienne, saturée, assise… C’est parce qu’elle devient plurielle que je peux choisir comme un outil, celle qui me convient. Le son de chacune de ces voix aura sa manière propre de se propager dans l’espace, me permettant ainsi d’en viser différents recoins, de convoquer différents tempos ou dynamiques et de faire appel à différentes images. Par exemple, en collant le son de leur voix à la frontière de leur visage, dans les sinus, les performeur·se·s de En une expiration créent l’urgence. Pressés, les mots et les sons se bousculent pour sortir et saturent l’espace de manière brusque et instantanée. Ou encore, dans la performance collective Frigidaire, la voix qui est ici un outil de reproduction sonore, se propage lentement et de manière diffuse autour des performeur·se·s. Chacun·e·s sa note, sa texture, son timbre, son placement. Iels tentent ainsi d’imiter le plus fidèlement possible la complexité sonore et la richesse harmonique du son de mon frigidaire, tout en cherchant la stabilité d’un son continu et collectif. Iels sont disposés dans l’espace comme des enceintes le seraient pour une multidiffusion, chaque voix diffusant une partie du son. La voix est pour moi un outil d’une grande plasticité.
Lauren: Pourrait-on dire que ta voix est un outil qui décuple ta présence ou celle de tes performeur·se·s avec pour intention de sculpter l’espace sonore?
Anna: En tant qu’outil, elle me permet d’abord d’interroger l’espace par des impulsions sonores qui se réfléchissent, qui me reviennent comme un écho. «Hé oh?» pose comme question la voix dans Variations pour souterrains, en s’adressant à elle-même en même temps qu’à une possible présence. La voix écoute ce que l’espace lui renvoie et tente ainsi d’identifier et de faire apparaître les contours des cavités souterraines. Cela me rappelle l’une de mes dernières lectures, un texte de Marianne Massin à propos du phénomène de l’écho, elle décrit la métamorphose de la nymphe: « Progressive transformation et lente dissociation de la voix et du corps […] La singularité d’un sujet s’efface, le nom propre d’une nymphe devient un nom commun.»(2) Lorsque ma voix est un outil, elle se détache, se désolidarise et peut-être même se désingularise.
La voix est ensuite un outil qui me sert à décupler la présence d’un corps dans l’intention d’interagir avec l’espace et de le modeler. Le corps souvent est statique dans mon travail. Seul le visage, mené par la bouche, est en action. C’est la voix qui se déplace et impulse le mouvement. Elle sculpte l’environnement sonore allant tantôt dans son sens en s’harmonisant (dans Variations pour souterrains, plus la voix se met au diapason de l’espace, plus ses vibrations circulent loin dans les conduits) tantôt en créant des résistances pour entrer en dissonance avec lui (dans En une expiration, la prise de parole saturée et pressée créée des formes dynamiques qui percent le silence et modèlent l’espace sonore).
Lauren: Par ailleurs, tu as pris le parti de nous donner à entendre mais aussi à voir ces expériences sonores par le biais du médium vidéo. Je pense à Concerto pour un hall d’entrée (2015), Paysage sonore (2015) ou encore Variations pour souterrains (2017). Ces propositions ont en commun d’être ce que tu appelles des «vidéos-performances»: des vidéos qui te présentent dans un espace public ou semi-public en train d’opérer une action vocale. Elles reposent sur un mode opératoire plutôt systémique: mise en scène modeste, présence corporelle statique, plan séquence fixe, cadrage large, point de vue unique pour le spectateur. Peux-tu m’en dire plus sur le statut de ces vidéos? Comment les considères-tu? Est-ce la trace d’une performance, d’une action, d’un happening, ou autre chose encore?
Anna: La vidéo a plusieurs fonctions dans mon travail. Ses différents statuts, qui restent poreux, se déterminent au fur et à mesure. Assez simplement, elle a d’abord un statut de documentation de performance lorsqu’elle me permet de garder une trace d’un moment éphémère. Elle n’est pas une pièce en elle-même et ne peut être exposée. Pour les performances collectives, la vidéo en tant que document fait également office de protocole car elle m’aide à transmettre la finesse des attitudes, des qualités vocales et des qualités d’écoutes aux performeur·se·s lors des différentes occurrences.
De ce statut de documentation en est né un autre: celui de vidéo-performance. Dans Concerto pour un hall d’entrée j’avais, au démarrage, l’intention de me servir de la caméra afin de garder la trace d’une performance in situ. Je voulais performer pour les passants dans le hall d’entrée d’un centre commercial choisi pour ses propriétés spatiales. En chantant sur la muzak présente dans ce lieu, je cherchais à engager un bras de fer avec l’espace pour interrompre le flux des déplacements. Je me suis rendu compte en performant que cet espace à la fonction très marquée, gagnait ce combat encore et encore. En effet, j’étais pratiquement invisible. Malgré mes efforts les passants ne se transformaient pas en spectateurs: le public dans l’image ne me voit pas, ou ne fait presque pas cas de ma présence. Je me sentais à la fois plongée dans un environnement et extraite de celui-ci. Je me suis alors mise à performer pour un public situé derrière la caméra, dans une sorte de live différé, me servant de la vidéo comme médium pour augmenter mes capacités performatives dans le réel, d’où le terme de vidéo-performance.
D’autres rapports à la vidéo existent dans mon travail. Même s’il s’agit de la captation d’un moment dans sa temporalité réelle, la pièce Feedback est selon moi une vidéo et non une vidéo-performance. L’espace n’y est pas un personnage. Le cadrage en plan rapproché, le travail de la netteté liée à la profondeur de champs, la double caméra et le montage en champs/contrechamp se réfèrent à un format plus cinématographique que documentaire. Quio quio (Le dialogue) est une installation vidéo et son. La qualification de son statut, ici lié à son dispositif de monstration, est également en lien avec ce qu’elle tente d’explorer. Je pense que seule la notion de vidéo-performance fait appel à l’idée de série.
Lauren: En poursuivant avec la pensée de Simondon, si l’outil est un amplificateur du corps humain, l’instrument quant à lui est un amplificateur de la perception. Un objet technique qui permet de prolonger le corps pour recueillir des informations sur le monde, en obtenir une meilleure perception. Je souhaiterais alors revenir avec toi sur les dispositifs techniques d’enregistrement que tu déploies dans tes vidéo-performances. Je pense en particulier à Sonde (2020)(3), une vidéo qui témoigne d’une action que tu as réalisé à Thiers depuis un pont surplombant une cascade. On te voit à l’image, postée sur le pont, contrainte par son parapet, ton bras s’étirant au-delà de cette limite physique pour maintenir un câble dans le vide. Un câble auquel est fixé un hydrophone: un microphone qui capte les vibrations sonores se propageant dans un milieu liquide. On comprend alors que ce long câble que tu maintiens devient le prolongement de ton propre corps. L’hydrophone suspendu à ce câble, immergé dans l’eau, te permet de recueillir l’activité vibratoire de la cascade. Non pas son activité audible par transmission aérienne mais celle qui depuis ton point d’écoute, sans instrument, était hors de ta portée physique et inaudible à l’oreille nue. Peux-tu nous parler davantage de cette pièce et du dispositif de captation sonore que tu as déployé?
Anna: En arrivant au centre d’art le Creux de l’enfer à Thiers, le bruit blanc de la cascade saute aux oreilles. Ce son à la fois plein, saturé, stable et fourmillant est assez aigu. En regardant cette cascade j’ai tout de suite eu envie d’entendre son envers. Si le bruit torrentiel saute aux oreilles, l’hydrophone me sert à tendre l’oreille, à l’allonger en la prolongeant pour aller chercher les sons mouvants, sombres, graves et inaudibles de la chute d’eau. «En 1985, j’ai fait les passerelles pour mettre les gens tout près de la rivière, au centre de l’âme, pour ressentir la Durolle dans notre ventre.» écrit George Trakas(4), l’architecte du Pont de l’épée. Avec mon microphone je cherche les fréquences basses et intestinales de la cascade, son ventre. Cet hydrophone me permet de plonger mon oreille dans un milieu différent de celui où mon corps se meut. Le micro passe une frontière, presque dans le prolongement du mouvement du micro de Variations pour souterrains. Cette fois-ci l’oreille du spectateur n’est pas seulement accompagnée dans un hors-champ, elle est lancée, jetée par-dessus bord et submergée sous la surface. Je pèche les sons de la cascade et les bruits de micro, les bulles d’air et les remous qui explosent contre sa membrane. Tous ces sons remontent presque simultanément le long du câble et agitent les membranes de mes tympans ainsi que, de manière différée, celles du spectateur. J’ai appelé cette vidéo La sonde. Cela me renvoie au texte de Friedrich Nietzsche Philosopher à coups de marteau. Nietzsche se sert de ce marteau pour sonder et choquer les idoles. Comment sonnent-elles? De son outil, il interroge des densités. Les sons produits par sa main reviennent à ses oreilles, son marteau décuple sa capacité à entendre. Ce qui m’intéresse également dans le dispositif de captation de l’hydrophone, c’est qu’il n’enregistre pas de variations sonores dans l’air. Un léger bruit blanc inhérent à sa construction fait office de silence. La cascade est muette lorsque le micro n’est pas immergé. Dans ces moments sonores suspendus, l’image de la cascade qui se jette—quantité d’eau fracassante—produit un son dans la tête.
Lauren: Deux autres vidéos attestent de ce même emploi du «juste» dispositif de captation sonore: Variation pour un souterrain (2017) et Feedback (2018). Quels sont les dispositifs que tu as choisis pour ces vidéos? Si l’ingénieur sonore se soucie du microphone qu’il s’apprête à utiliser pour avoir tel ou tel effet sonore, comment te positionnes-tu par rapport à lui? Quand tu opères tes choix, quels sont les effets attendus? Quels dialogues tentes-tu d’instaurer entre la captation sonore et celle visuelle?
Anna: Pour répondre à cette question, je pense que ma vidéo Feedback est un bon exemple. On y voit deux hommes qui tentent de sonner sans voix, de vibrer comme des caisses de résonance instrumentales. Ils se frappent. Le coup de poing de l’un nourrit l’énergie de l’impact suivant de l’autre. Peu à peu ils s’emballent. Ils ont pour consigne d’entretenir une boucle sonore et énergétique fermée: un feedback. Ils ont dans leur dos, sur le muscle mou entre l’omoplate et la nuque, un micro contact pour contrebasse. Ce microphone à la particularité d’enregistrer les vibrations qui se propagent dans un milieu solidien, en l’occurrence le corps des deux hommes. Un autre passage m’a particulièrement marqué dans L’audio-vision de Michel Chion(5). Il décrit le coup de poing comme «symbole du point de synchronisation au cinéma». Ce coup est l’expression d’une simultanéité entre l’image et le son. Pourtant au cinéma, les coups sont souvent postsynchronisés et résultent d’un trucage: enregistrés en son direct, ils ne seraient pas à la hauteur de nos attentes sonores car ils sont pratiquement inaudibles. Avec les micros contact, j’enregistre non seulement la capacité résonnante instrumentale du corps mais également la réalité de la puissance sonore interne d’un coup. Le choix du micro est donc pour moi essentiel, il conditionne un spectre d’enregistrement, opère un prélèvement précis et extrait une ligne harmonique de «l’ample mélodie»(6).
Lauren: Un terme revient souvent quand tu parles de ton travail. Il s’agit du son diégétique: ce terme propre au cinéma pour qualifier dans la bande-son, les sons audibles qui correspondent à l’action visible à l’image, soit les sons qui résultent d’une activité. Au regard de ce terme, peux-tu m’en dire plus sur tes vidéos?
Anna: Oui en effet, la vidéo me permet d’explorer les notions de diégétisme et de synchronicité image/son. Un son diégétique est un son qui découle d’une action dans le temps de la narration filmée et qui est entendu à la fois par les personnages à l’image et les spectateurs (par exemple, un personnage arrête un vinyle et coupe ainsi brusquement la bande-son: on se rend alors compte qu’il entendait, comme nous, cette musique que l’on croyait hors de l’image). Dans Variations pour souterrains, le son est diégétique—puisque je chante et prends le son en live dans l’image—en même temps qu’il pose la question de sa synchronicité. En effet, le médium de la vidéo me permet ici de décoller spatialement le son de l’image tout en conservant leur calage temporel. Le micro passe la frontière de la plaque d’égout: le son et l’image sont enregistrés simultanément dans deux espaces différents, reliés par mon action. Ma bouche se situe à la frontière de la plaque, à la frontière de l’image et du son. Le micro visible dans le cadre, accompagne l’oreille là où l’œil ne va pas. En complicité avec ma voix, il fait apparaître le hors-champ. Michel Chion, encore, nous parle du micro inconscient au cinéma «Autant en effet la caméra, pour être exclue du champ visuel, n’en est pas moins un personnage actif dans le film, personnage dont le spectateur est conscient—autant le micro doit rester exclu non seulement du champ visuel et sonore (bruit de micro, etc.), mais aussi de la représentation mentale du spectateur.» L’apparition de ce micro symbolique accompagne ma pratique de la vidéo: la notion de son diégétique y est centrale alors même que les rapports de synchronicité image/son sont souvent, à première vue, distendus. La révélation des dispositifs sonores (micros, câbles, ingénieurs son…) me permet de souligner la présence du réel dans l’image, de situer le point d’écoute et de faire un cadrage sonore dans le cadre visuel—d’une certaine manière, de poser l’oreille.
(1).Simondon, Gilbert, Du monde d’existence des objets techniques, France, éd. Aubier, 2012.
(2).Massin, Marianne, «L’art des réalités échoïques», issu de L’écho du réel sous la direction de Cyril Crignon, Wilfried Laforge et Pauline Nadrigny, Paris, Éditions Mimésis, 2021.
(3).Visible dans la première exposition personnelle de l’artiste Des fourmis aux lèvres de novembre 2020 à février 2021 au Creux de l’enfer—Centre d’art de Thiers.
(4).Interview de Georges Trakas dans le journal La montagne en date du 23 juillet 2019.
(5).Chion, Michel, L’audio-vision, Paris, éd. Armand Colin, 2021.
(6).Rilke, Rainer Maria, Notes sur la mélodie des choses, Paris, éd. Allia, 2008.
Voir aussi l'interview réalisé par Sophie Lapalu en avril 2021 dans la revue Possible : Lien vers l'article
Pour plus d'informations: Anna Holveck
Notes vocales,
Anna Holveck et Lauren Tortil, 2021