Johana Beaussart

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[LECTURE]
Échanges réalisés lors de deux rencontres : une première en février 2022 à l'atelier de Johana à Noisy-le-Sec, et une seconde en septembre 2022 dans un bar à Paris.

Première partie

Lauren: Johana, être attentive à ton travail sonore —qu’il s’agisse d’une performance ou d’un enregistrement— c’est être à l’écoute de plusieurs personnalités qui cohabitent dans un même espace-temps. Des personnalités qui prennent vie uniquement par leur voix. Ces voix peuvent être parlées, chantées, criées. Elles peuvent être suaves autant que grinçantes, articulées autant que bestiales. Si elles sont toutes uniques et complexes, c’est néanmoins le même organe vocale qui les produit : le tien. Tu es une grande imitatrice. Peux-tu revenir sur ton parcours et nous expliquer comment tu en es venu à cet art du simulacre vocale?

Johana: Quand j’ai intégré les Beaux-arts de Lyon en 2010, je voulais faire des films d’animations… et puis, j’ai rapidement lâché le crayon pour le micro car ça me semblait plus spontané. J’ai toujours aimé faire des voix, imiter mes cartoons préférés et faire marrer les copain·ine·s. J’ai alors poussé finalement ce hobby dans mes recherches plastiques en découvrant que le son était un médium possible en école d’art grâce à des artistes comme Anne de Sterk ou Louise Lawler. La première performance où j’ai joué à plusieurs voix était Vox dans le cadre d’un rendu de workshop avec Anne Kawala. Il s’agissait d’une performance où face au public, assise à un bureau, je lui adressais une série d’improvisations, un enchaînement de prises de parole et silences. J’incarnais plusieurs personnages : une actrice, la fameuse Simone Hérault de la SNCF qui transmet les annonces, une institutrice et un faux semblant de moi-même. La fin de récit de l’un devenait le début de celui de l’autre. Puis j’ai continué cette recherche avec ma voix en post-diplôme à Bourges. J’y ai développé une pratique vocale performative et radiophonique. J’aime jouer sur les aspects de la voix et me faire passer pour quelqu’un d’autre. Ça stimule un imaginaire collectif. Il s’agit de voix que l’on a potentiellement entendu dans des films ou à la radio. Il ne s’agit pas de nouvelles voix. J’ai en mémoire un catalogue de voix que je me ré-approprie. Par exemple, je vais écouter une interview de Jeanne Moreau sur le site de l’INA datant des années 70 et je tente de la reproduire: j’essaye de poser ma voix comme elle, de calquer ma voix sur la sienne, j’essaye de retrouver l’intonation de ces années là, le rythme, le timbre, la hauteur, le ton. En résumé, il s’agit de reproduire ce qu’on appelle la prosodie, c’est-à-dire la prononciation d’une personne qui d’une certaine façon signe sa parole, son discours, le discours d’une valeur sonore et musicale. Il s’agit de tous les aspects de la voix parlante, au-delà du sens des mots, qui finalement marque tout autant les esprits. Par contre, je ne cherche pas à incarner Jeanne Moreau. Elle devient un modèle parmi d’autres pour développer de futures personnalités anonymes dans mes performances. Ce n’est pas ma volonté d’être un Nicolas Canteloup [rires].

Lauren: Si la prosodie est tout ce qui concerne les apparences d’une voix, ton travail pourrait s’apparenter au mimétisme: tu empruntes des prosodies existantes et tu les reproduis le plus fidèlement possible. D’un point de vue sémiologique, tu articules des syllabes et nous en percevons les impressions acoustiques. Néanmoins, tu rejètes le sens, tu casses la chaîne des significations pour ne garder que des phonèmes qui mis bout à bout ne transmettent plus aucun signifiant. Peux-tu nous en dire plus sur ton choix de bannir le sens pour ne garder que l’apparence?

Johana: La voix est un puissant indicateur sur la nature des individus et sur le contexte depuis lequel iels s’expriment. Elle peut nous informer sur le genre, le sexe, l’âge, la position sociale, la situation géographique ou la personnalité. Elle peut décrire un physique, une taille, un poids, une profession. Elle trahit un état de santé, un état émotionnel et affectif. La voix raconte une histoire sur celle/celui qui parle et nous renseigne tout autant que son discours. Aussi personnelles qu’elles puissent paraître, nos voix sont construites par mimétisme. Nos façons de parler sont issues d’un répertoire, tout autant que notre vocabulaire se constitue de mots écrits par d’autres qui relèvent d’un compromis social. Cette idée d’apparence a donné lieu à une série de performances pour lesquelles je me suis intéressée au format de prises de parole publiques : Idiom—Modulation d’un lapsus (2017), Shame/e (2018), ou encore Naotorynloxiol (2016). Je portais mon attention précisément sur la structure du discours, sur la gestuelle qui peut l’accompagner, au-delà du contenu même du discours. Sans chercher à formuler de l’absurde, je m’adressais à l’audience dans une langue « yaourt » : un faux-semblant d’anglais renforcé par une prosodie propre à la langue anglaise. Les textes que j’ai écrit pour ces performances étaient en langue inventée. Une langue où la prosodie imitée et la gestuelle nous font croire à la véracité d’un propos. D’une certaine manière, ce simulacre me permet de souligner, révéler les mécanismes de pouvoir de la langue, de la diction. Comment l’intonation d’une voix a-t-elle du pouvoir sur celui qui l’écoute ? Comment peut-elle le manipuler, le dominer ?

Lauren: Roger Caillois dans son livre Les jeux et les hommes (1) distingue quatre catégories de jeux auxquelles s’adonne l’humain. L’une de ces catégories est le Mimicry. Elle englobe toutes les activités où l’humain joue à devenir soi-même un personnage illusoire : « On se trouve en face d’une série variée de manifestations qui ont pour caractères commun de reposer sur le fait que le sujet joue à croire, à se faire croire ou à faire croire aux autres qu’il est un autre que lui-même. » Il précise : « Il oublie, déguise, dépouille passagèrement sa personnalité pour en feindre une autre. » Pourrait-on dire que dans ton travail, quand tu affrontes une audience, tu performes toujours masquée ? As-tu déjà envisagée ces voix comme des masques?

Johana: Bien sûr, l’idée que la voix soit portée tel un costume de scène est apparue dès mes premières performances. Impossible pour moi de monter sur scène sans me protéger derrière une voix plus ou moins construite. Même celle qui semble la plus naturelle est calculée à vrai dire. D’ailleurs, je déteste entendre ma voix enregistrée à mon insu, celle que je ne contrôle pas. À partir du moment où je sais qu’une audience m’écoute, la machine à fabriquer des voix se met en route. C’est un jeu constant. Si je vois un micro, j’ai envie de jouer à être quelqu’un.e d’autre. Néanmoins, je dirais que le masque vocal est audible mais peut être invisible, imperceptible pour la personne qui ne me connait pas. Cela peut prendre du temps pour que le public comprenne l’entourloupe, voire il peut ne jamais s’en rendre compte. J’ai souvent joué mes pièces sans costumes de scène, non seulement parce que cela me semblait sacraliser et orienter l’intervention vers une forme trop théâtrale, que je me sentais attendue au tournant avant même d’avoir ouvert la bouche, et donc plus fragile, mais aussi parce que j’aimais et aime beaucoup ce moment de bascule plus ou moins long auprès de l’audience, c’est aussi le moment où tout ne tient qu’à un fil, où je me rends compte que tout peut se casser complètement la gueule si je perds confiance en mon jeu. Du coup, un moment riche en adrénaline, de contrôle et de dosage dans la progression de mes incarnations.

Lauren: Cette jouissance de se masquer, de changer de personnalité dans un même-espace temps est plutôt orgiaque et vertigineux. Peux-tu nous en dire plus sur les références qui t’ont nourris ?

Johana: Et bien, au-delà du one man show et des figures de proue comme Michel Courtemanche ou Jim Carrey, j’assume totalement me nourrir de sources différentes, hétéroclites, au premier abord incompatibles. Par exemple, je peux regarder et analyser les cartoons —l’absurdité de Warner Bros ou l’insolence de Tex Avery—et tout autant me plonger dans la poésie des films de Jan Svankmajer souvent très peu parlant. Je peux autant m’inspirer de la musique électro-acoustique expérimentale de Maja Ratkje, Anna Holmer, Meredith Monk, Michel Bokanowski que de la prouesse vocale d’une Mariah Carey ou autres divas pop à coups de mélismes bien connotées 90’s. Après, je suis une enfant nourrie dès le biberon à la TV et aux VHS, la particularité des années 90 étant que le doublage français était hyper riche et réputé dans le cinéma d’animation notamment. Néanmoins, s’il faut retenir un nom qui m’a énormément apporté, motivé et suivi durant toutes mes études aux Beaux-Arts jusqu’à aujourd’hui encore, dont le travail est une parfaite combinaison entre poésie, humour et absurde, l’écriture et le montage impeccable et d’une justesse inouïe, c’est celui de l’artiste sonore Anne de Sterk. Dans plusieurs pièces, elles jouent avec la multiplication d’elle-même, sans forcément transformer sa voix, cependant, tout se joue dans des micros variations vocales et d’intonations, ce qu’il faut pour permettre à l’auditeur·rice de distinguer chaque personnage et se laisser embarqué dans les délires loufoques de l’autrice. À vrai dire, je pense qu’elle a apporté un renouveau dans les arts sonores au tournant des années 2000, notamment avec sa signature humoristique. Et rarement j’ai entendu des pièces sonores issu de l’art contemporain avec autant de facilité à être drôle et juste. Ça fait un bien fou.

Lauren: Un autre point que j’aimerai aborder avec toi concerne l’économie de travail que tu as mis en place ces dernières années. En parallèle de tes performances où il est aisé de constater ta technicité vocale et ta rigueur d’entraînement, tu développes un travail de composition sonore. Je pense à ta pièce N00b (2021) sélectionnée pour le Phonurgia Nova Awards ou Halruaa (2018). Ces deux pratiques ont en commun de se développer dans ton atelier. Un atelier qui a la spécificité d’être un studio son professionnel dans lequel tu passes quotidiennement de nombreuses heures. Peux-tu nous en dire plus sur cet espace et nous expliquer la manière dont il interagit sur ton processus de création?

Johana: Oui j’ai la chance d’avoir à disposition un studio son partagé à domicile, dans lequel je passe une grande partie de mes journées à réfléchir, tester et expérimenter des idées que j’enregistre en grande partie pour me réécouter et peaufiner. J’ai besoin de passer par l’enregistrement pour faire à la fois l’expérience de l’interprète et celle de l’auditrice—l’écoute n’étant pas la même. Aussi cela me permet de créer des ponts entre les pièces performatives et les compositions sonores car je ré-injectes souvent dans l’une ce que j’ai produit dans l’autre. On retrouvera donc des clins d’œil parfois d’un même texte dans deux performances produites à quatre ans d’écart, puis ré-injecté dans une fiction radiophonique en guise de fond sonore d’une scène d’intérieure. Une forme de mise en abîme. J’aime cette idée de réemploi. Comme souvent mes textes sont dépourvus de sens premier, je peux les réinterpréter différemment et leur donner une nouvelle couleur, une nouvelle vie dans un contexte totalement neuf. Et la gymnastique de la diction étant intégrée, il ne me reste que le plaisir de l’interprétation sur lequel me pencher. Bref, ce studio son regroupe aussi le matériel de quatre personnes différentes, aux pratiques très diverses, ce qui fait de l’espace un terrain de jeu inouï pour composer. Au point de ne plus perdre de temps à m’habiller parfois...

Deuxième partie

Lauren: Lors de notre précédente rencontre, nous avons évoqué ensemble ton engagement vocale et performatif. J’aimerai bien à présent que l’on parle du rapport que tu entretiens à la musique. Tu as réalisé en 2021, sur le label Silo, ton premier album Otium en collaboration avec la violoniste Anaïs Ponty. Il s’agit d’un projet en duo où ta voix accompagne son instrument de musique. Cette fois-ci, tu assumes le registre du chant. Tu chantes…

Johana: Oui, en effet. La pratique du chant est arrivée plus tardivement dans mon travail. C’était quelque chose que j’avais envie de développer mais que je ne faisais pas avant. La musique m’intéressait, je développais des tentatives de mon côté mais sans chercher à la rendre publique. J’étais déjà à la frontière de plusieurs disciplines: le théâtre, la radio et la performance. Cette collaboration avec une violoniste a été l’occasion pour moi de passer le cap et d’engager des expérimentations vocale dans le registre du chant cette fois-ci. Otium est un album qui s’est construit dans le cadre de la résidence Silo en septembre 2018, à partir d’une semaine d’improvisations avec Anaïs. J’étais restée sur l’idée de trouver un rapport d’illusion par l’imitation entre ma voix et le violon. Cet instrument a pas mal de sonorités qui peuvent se rapprocher de la voix. Nous avons donc expérimenter un jeu de va-et-vient entre nous deux : je tentais d’imiter l’instrument et la violoniste tentait d’imiter la voix. On inversait sans cesse nos places, dialoguait, s’harmonisait ou au contraire pas du tout, cherchant tout autant la dissonance. L’espace dédié à la résidence—un silo en béton—contribuait lui aussi au leurre, il permettait par sa réverbération d’amplifier la confusion entre la voix et le violon, il troublait encore plus l’oreille.

Lauren: Tu travailles actuellement sur la création de deux nouveaux albums. Le premier fait suite à ta performance TU-A-DI-KEL-AVÉ-DI-KE-JAVÉ-DI-OUI (2020). Peux-tu nous en dire plus sur cette performance qui t’amène aujourd’hui à éditer un vinyle?

Johana: J’ai été invitée en 2020 à performer dans le cadre d’un festival de cinéma expérimental qui s’appelle le Festival des Cinémas différents à Paris. Cette année-là, iels proposaient une programmation autour de la thématique Dialectes, cacolectes et usages atypiques de la parole et possédaient une énorme quantité d’archives vidéos : courts-métrages, vidéos d’artistes, etc… Leur invitation consistait à leur proposer un format performatif qui dialoguerait avec leurs archives. Je leur ai alors proposé une performance de quarante minutes qui prenait appui sur cinq vidéos d’auteur·rice·s différent·e·s. avec ou sur lesquelles j’ai dialogué, parlé ou encore chanté. Par ce ré-emprunt, je me permettais de ré-intervenir dessus : soit en supprimant le son, soit en proposant une nouvelle bande-son, soit en jouant avec des sous-titres, etc. J’avais cette volonté de vouloir travailler autour des codes du cinéma, des codes de diffusion d’un film : le play, pause, stop, le générique, la voix-off, le doublage. Suite à cette performance, j’en suis venue à la retravailler pour qu’elle existe en format de concert, un format plus court. J’ai retiré les parties parlées pour ne garder que celles chantées. Enfin… chantées… parfois chantées, parfois criées, parfois aboyées. En tout cas, j’ai gardé la volonté d’ouvrir ce champ de la voix chantée en poursuivant sur un territoire expérimental.

Lauren: Pour résumer, tu as commencé ce projet par une performance audiovisuelle, puis tu as décidé de l’adapter en un live, beaucoup plus musical cette fois-ci mais toujours performé. Aujourd’hui, tu en viens à réaliser une troisième étape dans ton processus de création : la réalisation d’un album avec le label Standard In-Fi dont la sortie est prévue à l’automne 2023. Est-ce bien ça?

Johana: Cela tient d’une rencontre avec Jérémie Sauvage en charge du label Standard In-fi, qui est venu voir cette performance. Nous avons engagé une discussion au sujet de l’autonomie de diffusion de cette performance. Pouvait-elle se diviser en morceau et vivre potentiellement sans moi et sans les images? La musique expérimentale est un milieu que j’aime beaucoup, dans lequel j’aimerais plus m’inscrire. C’était l’occasion d’essayer ce format typiquement musical, avec des pistes, des durées, etc. Par contre, j’ai tout de même envie de conserver l’écriture d’un récit par les transitions entre chaque morceau. Ça sera en tout cas, la suite de mes recherches musicales.

Lauren : En parallèle de ce projet là, tu as travaillé sur un deuxième projet d’album, Kolokoksta. Il ne s’agit cette fois-ci non pas d’une performance qui s’adapte en un album musical mais d’un Space Opera…

Johana: C’est un projet qui part des premiers enregistrements musicaux que j’ai réalisé mais que je n’ai jamais donné à entendre publiquement. Il y a donc une partie assez ancienne que j’espérais pouvoir faire entendre un jour au sein d’un format plus conséquent, avec la réelle envie de produire un objet dont l’univers sonore s’apparenterait à celui du cinéma. Dans le cadre d’une résidence que j’ai faite au Lavoir Numérique à Gentilly au printemps 2022, j’ai pu développer et finaliser ce projet de space opera, sous une forme spatialisée grâce à l’accès à une salle de cinéma et un système son 5.1. J’aime beaucoup l’idée qu’on s’installe comme au cinéma, mais qu’il n’y ait pas d’images, ou en tout cas seulement des images sonores et mentales. C’est un travail qui relève à la fois de la musique mais aussi du sound design. J’utilise les codes propres aux films de science-fiction des années 1960 à aujourd’hui. Quand je parle des codes, il peut s’agir de la narration mais aussi des bruitages employés. Je joue des sons propres à ce genre, je les reproduis à partir des fantasmes, d’une mémoire collective, que nous en avons. Par exemple, le vaisseau spatial sonne lourd et métallique au cinéma, comment le reproduire avec ma propre voix? Je me suis donc vu, non seulement, reproduire à la voix toutes sortes de créatures, de vaisseaux spatiaux, etc, mais aussi manipuler des objets ou des synthétiseurs pour reconstruire un univers imaginaire plausible. Une véritable première approche du métier de bruiteur·euse.

Lauren: Cela me fait penser au documentaire Making Waves—the Art of Cinematic Sound (2019) de Midge Costin. Un documentaire qui nous introduit les pionniers du design sonore dans le milieu du cinéma aux États-Unis. On y découvre le travail de Walter Murch, Ben Burtt ou encore Gary Rydstrom. Des personnalités plutôt méconnues du grand public qui ont néanmoins grandement contribué au succès mondial de films, en accompagnant des réalisateurs tels que George Lucas, Steven Spielberg et Francis Ford Coppola à la réalisation des bandes-son de leur film. Ce documentaire nous dévoile les mécanismes, machines, astuces déployés par ces designers pour atteindre tel ou tel effets sonores. Tout comme iels, tu en viens toi même à employer des machines analogiques et numériques. Des machines qui t’aident à mettre cette fois-ci ta voix au service d’une imitation bruitiste. Ton space opéra est la rencontre de la voix parlée, la voix chantée mais aussi une voix qui tend à imiter le bruit des machines…

Johana: Oui, tout à fait. C’est un projet beaucoup plus étendu en terme de recherche vocale. On sort aussi de la volonté de créer de l’imitation réaliste. J’ai pu également travailler sur des personnages beaucoup plus fantastiques et cartoonesques. Et oui, également ce qui m’a permis d’ouvrir d’autres possibles, c’est l’emploi des machines. En travaillant avec des des pédales d’effets et des synthés, je peux vraiment développer un vocabulaire qui renvoie à l’objet et non à l’humain. Je peux créer des espaces artificiels, avec de la réverbération par exemple, où le rapport à la voix est complètement modifié et renvoie encore plus au cinéma.

Lauren: Ce space opéra a été initialement pensé pour être écouté grâce à un sytème 5.1, un système de diffusion englobant propre au salle de cinéma. Cependant, tu en viens aujourd’hui à réfléchir à sa potentielle autonomie via le format d’un album stéréophonique.

Johana: Oui, il est question de proposer un format stéréophonique, sachant que peu de personnes ont accès à un dispositif en 5.1 chez soi… Encore une fois, j’ai envie que la pièce puisse exister sans ma présence, sans qu’il soit question de la performer, surtout qu’elle est beaucoup plus complexe dans son écriture : il y a énormément de strates dans cette composition. J’ai envie avant tout d’écrire une narration qui pourrait être un film à écouter. Un film dont l’image serait exclusivement sonore et mentale. Oui, c’est ça, j’avais le fantasme de faire un film… de faire un film avec mon économie, mes moyens, des moyens sonores. La bande-son d’un film contribue à 80% à sa réussite, m’a-t-on dit un jour. Je suis d’accord. Je voulais ramener l’expérience sonore d’un film devant celle de l’image.

Lauren: Cette volonté de faire un film pour l’oreille n’est pas sans rappeler l’œuvre, Wochenende (Weekend) de Walter Ruttmann. Un film exclusivement sonore qualifié de « cinéma pour l’oreille » qui vient évoquer le weekend d’un travailleur en 1930. Un film de 11 min. qui a été aussi bien projeté au cinéma que diffusé à la radio. Je pense aussi aux films iconoclastes L’anticoncept (1951) de Gil Joseph Wolman, Hurlements en faveur de Sade (1952) de Guy Debord ou encore à Branca de Neve (2000) de João César Monteiro, sortie eux aussi dans des salles de cinéma. Je vois plusieurs passerelles entre ces références et ton projet de space opéra. Tu en viens toi aussi à retirer l’image visuelle au profit de l’expérience sonore, tout en maintenant un dispositif de diffusion propre au cinéma du XXIe siècle.

Johana: Oui, au XXIe siècle, on nous propose des salles de cinéma avec des dispositifs sonores immersifs. Pour moi, c’était un challenge de détourner ce dispositif pour en faire mon propre film. Un film de science-fiction uniquement sonore, dédié à l’oreille. Ce dispositif offre aussi la possibilité d’une écoute collective, j’aime bien cette idée de partager un même film à plusieurs dont la construction visuelle sera unique à chaque individu. J’ai eu des retours de sensations et d’univers complètement différents de ce que je pensais parfois. Malgré les codes narratifs et sonores spécifiques au genre de la science-fiction, je me rends compte à quel point le son a un pouvoir autonome bien réel dans la fabrication de nos imaginaires.

(1).Callois, Roger, Les jeux et les hommes, France, éd. Gallimard, 2009.

Pour plus d'informations: Johana Beaussart

On y était, au jardin des bambous,

Johana Beaussart et Lauren Tortil, 2023